Chez Crocodisc

Disquaire parisien historique, avec trois boutiques rue des écoles, Crocodisc est une institution. Rencontre avec le responsable du rayon Hip-Hop, un homme bien renseigné sur les galettes noires…

Peux-tu te présenter, et nous raconter l’histoire de Crocodisc ?

Je m’appelle Luc et je suis actuellement vendeur disquaire chez Crocodisc, où je gère le rayon Hip-Hop. Ça n’a pas toujours été mon métier. Auparavant, j’ai été journaliste pendant de nombreuses années dans le milieu de la musique, et il y a eu quelques soucis dans les journaux pour lesquels je travaillais. La presse écrite n’était pas en grande forme, et ils ont dû faire des coupes budgétaires. J’ai donc fait partie des différentes « charrettes »…

A cette période, Crocodisc ça faisait des années que je les fréquentais. Déjà en client lambda, ensuite en habitué, puis en ami. Ils connaissaient ma situation professionnelle pas terrible, et ils m’ont proposé de les rejoindre en mai 2004, quand la personne qui tenait ce rayon est partie. Depuis ce jour, je suis chez Crocodisc.

C’est une boutique de disques qui existe depuis 1978. Le co-fondateur est toujours présent, c’est le gars avec les lunettes et les cheveux longs, Philippe. Lui il n’est pas du genre à rester chez lui et attendre que les sous tombent. Depuis le début, il a toujours été présent, tous les jours, dans les trois boutiques. Il en fait autant que deux d’entre nous. Il a toujours voulu garder le contact avec les clients, les nouveaux artistes, les nouveaux styles musicaux, et ce malgré son âge canonique.

Dans les années 90, comme notre spécialisation était quand même le vinyle, nous sommes passés malgré tout au CD (même si, à l’époque, je n’étais pas encore dans l’aventure). C’était devenu le support le plus demandé et ça permettait de boucher les trous par rapport aux ventes vinyles. Mais nous n’avons jamais lâché le vinyle, ce qui nous a permis de survivre lorsque le CD a commencé à agoniser. Aujourd’hui, avec le retour du vinyle en grâce (qui s’est pérennisé depuis de nombreuses années), ça va très bien.

La force qu’on avait, et qu’on a encore, c’est que nous sommes des généralistes spécialisés. On n’a pas d’œillères musicales. On fait tous les styles, et chaque style de manière sérieuse. On fait aussi bien le Hip-Hop, la Soul, le Jazz, le Blues, le Rock, le Métal, le Punk, l’Electro, la New Wave, la chanson française, les musiques de film, etc… Donc à part la musique classique, on a balayé toujours tous les styles de manière sérieuse. C’est ce qui a permis à des genres musicaux tombés en disgrâce, grâce aux autres, de se maintenir, et ça pouvait tourner d’un style à l’autre, comme les goûts des gens sont très fluctuants. Dans le fond, voilà pourquoi nous sommes toujours là, au bout de 42 ans (depuis décembre 1978).

C’est presque devenu une affaire de famille avec des anciens clients qui y viennent depuis longtemps. Il y a des fidèles qui viennent avec leurs enfants acheter des disques à la boutique maintenant.

Quelle est l’origine du nom Crocodisc ?

Alors là, aucune idée. Mais il y a quand même une histoire dont j’ai entendu parler dans une interview. Au départ, ça s’appelait Croc en disc (sans plus). Ensuite, très vite, dans la tête de beaucoup de gens c’est devenu Croco-disc. On lui a offert un paquet de délires sur les crocodiles, dont ceux empaillés que j’ai toujours connus accrochés au plafond, et des produits dérivés fabriqués qu’on a mis en vitrine.

Petit à petit, avec l’apparition du sac, le crocodile avec le logo est devenu notre emblème. Au fil des années, c’est devenu Crocodisc. Au début, on n’était pas du tout partis sur le reptile. On peut dire que c’est un peu naïf mais ça le faisait vers la fin des années 70.

Crédit photo : Sonia Blin

Ça voulait peut-être dire Amoureux du disque ?

Oui, c’est sûrement un truc dans cet esprit-là. Toute personne qui lançait un commerce de disques, bien souvent, les premiers qu’elle vendait, c’était les siens. C’était sa propre collection qui était mise en vente pour financer et pérenniser l’affaire. Personnellement, c’est une chose que je ne pourrai jamais faire. Je commence seulement à le faire un peu parce que j’ai plus de place, mais à chaque fois c’est un crève-cœur !

Crédit photo : Sonia Blin

C’est quoi ton premier disque vinyle acheté ?

On va sortir complètement du truc alors, du coup c’est « Number of the Beast » d’Iron Maiden (1982). J’avais 13 ans, et c’est un disque de Hard-Rock. Maintenant on appelle ça du Métal, même si pour les amateurs ce sont deux styles différents à la base. Un peu comme le Hip-Hop, c’est devenu un fourre-tout…

J’aime le Hard à la base. J’étais hardos au début des années 80, avec la coupe de cheveux longs que j’ai gardée depuis. Mon look, c’est un Golem. J’ai gardé des trucs de tous les styles que j’ai traversés. A chaque fois, comme un mille-feuille, j’ai rajouté des couches sans pour autant que ça écrase le style précédent.

D’abord hardos, par la suite dans le Punk (mais Français), et le Rap. A l’époque (années 80), tu pouvais être auditeur et acteur parce que c’était un petit monde le Rap. Tu croisais tout le monde, même ceux qui faisaient des concerts et des disques. C’était vraiment nivelé, il n’y avait pas ceux en haut sur une scène, et toi, tout petit, qui les regarde comme des étoiles.

Mon premier disque de Rap (pas le premier truc que j’ai écouté) c’était « The Message » de Grandmaster Flash. Le clip était passé dans « Les Enfants du Rock ». Ça m’avait accroché plus l’œil que l’oreille, car les gars avaient des bracelets cloutés… et à 14 ans, ça faisait pour moi référence aux bracelets cloutés des hardos et rockers. Je me disais « Tiens…c’est marrant, pourquoi ils sont habillés comme des hardos, en métalleux ? ».

Je suis arrivé au Rap comme beaucoup de ma génération de petits blancs (ce sans aucun quiproquo, on est en 2020 et les propos sont très dangereux) par le Rock et par le Hard-Rock. Comme beaucoup de DJ que j’ai rencontrés plus tard, à fond dans le Rap. J’ai remarqué ça chez eux, ils ont tous gardé le Hard-Rock dans leur ADN musical.

Mes plus gros marqueurs musicaux, ce sont le Rock (au sens large incluant le Rock 70’s Anglais et Américain), le Hard-Rock, tout ce qui est Cold New Wave, tout ce qui est Punk, et le Hip-Hop.

Le Hip-Hop était pour moi la continuation du Punk Français que j’écoutais. A l’époque, le Hip-Hop, pour moi, c’était le rappeur (même si j’ai découvert les processus du DJing plus tard). C’est comme dans un groupe quel qu’il soit, c’est d’abord le chanteur, ensuite le guitariste, avant de s’intéresser à la section rythmique, à la basse ou à la batterie. Ceux qui accrochent la lumière, c’est le chanteur et le guitariste. Donc là pour moi, c’était ceux qui rappaient, donc qui écrivaient leurs textes. Suivant ce qu’ils disaient, c’est ça qui m’intéressait.

Plus tard, je me suis un peu plus penché sur les sons qui étaient derrière, et des sons qui traumatisaient. Tu voyais que c’était les mêmes noms qui tournaient, qui étaient à la production. Le DJ a réussi plus tard, pour moi, à arriver au même niveau que le rappeur. En fait, ils sont vraiment essentiels dans ce style musical. Comme si tu prends un groupe avec un chanteur ou un guitariste flamboyant, sans la section rythmique, il n’y a rien qui tient. Faut bien deux jambes pour que ça marche. Donc là, c’est pareil, le mec, il peut rapper comme il veut a cappella (comme les Last Poets), mais plus la production derrière est monstrueuse, plus tu vas être accroché, et rentrer dans le texte. C’est comme une vitrine.

L’argument que je donne en général aux gens qui disent que le Rap ce n’est pas de la musique, c’est « Le Rap c’est l’art de faire de la musique avec rien ». Tu n’es pas obligé de faire des grandes études de musique, du jour au lendemain, tu peux faire de la musique à partir de rien, être musicien.

Énormément de gens dans le Rap sont musiciens, et ça, les gens ne le croient pas. Beaucoup, pour utiliser les boucles de samples, les faisaient rejouer par des musiciens de studio ou les rejouaient eux-mêmes pour éviter de payer des fortunes.

Common Sense, par exemple, est un très grand pianiste. Certains ne l’étaient pas au départ, mais à force de lézarder en studio, avec toujours des instruments disponibles, entre 2 prises, ils font mumuse avec une batterie, une basse, un clavier, puis petit à petit ils y prennent goût.

Pour bien sampler, pour moi, il ne faut pas que le DJ (ou le producteur) ait d’œillères musicales. Il y a du bon ou du mauvais dans tout. Au bout d’un moment, dans les années 90, on ne samplait plus que du Jazz Funk et du Funk. C’était quand même un peu court. Il y a énormément de trucs à faire ailleurs, des bonnes boucles, dans tous les styles musicaux. Tout est samplable : la Salsa, la Cold Wave, la musique Africaine, le Hardcore le plus méchant, le Black Pop. Je suis amateur de style Hip-Hop assez dark. On pourrait par exemple utiliser de la Cold Wave pour obtenir des ambiances sombres. Ce style a été très peu utilisé, seuls quelques Anglais l’ont fait. Il y a une telle abondance de matière à travailler dans différents styles que l’on pourra même continuer après ma mort. C’est d’ailleurs tout ce que je souhaite pour le Rap.

Rakim, c’était essentiel. C’était le changement du rappeur. Avant, tout le monde rappait de la même manière, et à partir de Rakim, tout le monde rappait comme lui en amenant le « Turn Style ». C’était vraiment le passage de la Old School à la New School.

86/ 87, c’était vraiment un tournant, le Rap rentrait dans l’âge adulte. Les morceaux de 84/85 étaient aussi monstrueusement intéressants. Tout était à construire donc tout était permis. Parfois ça tombait à plat, mais il y avait de super idées. Par exemple, un groupe comme les Fat Boys, dans leurs premiers albums, ils fourmillaient d’idées (même si à la fin ils sont devenus une caricature d’eux-mêmes). Ils tapaient dans tout, le Rock, la musique classique, le Reggae, les musiques de film

J’ai pris conscience des producteurs de Hip-Hop en tant que tels avec Gang Starr. Passer à côté de DJ Premier, c’était difficile. Il est imposant, tout comme Pete Rock. Sur les 10 plus grands albums de tous les temps, il y a au moins une production de l’un des deux. Sur l’album de Nas, de Notorious BIG, le premier de Jay-Z, mais aussi avec des artistes moins connus du grand public, comme Groupe Home, Jeru The Damaja.

Mon deuxième grand choc, c’était le Wu-Tang, et la galaxie Wu-Tang. C’était vraiment le son de la côte Est. Je n’ai rien contre la côte West, mais je suis venu au Rap par le Rock, et beaucoup de mes potes, eux, sont venus au Rap par la Funk (donc plutôt côte West). Il y avait des histoires de tribus à l’époque (heureusement les années 90 ont fait péter les barrières). Si tu écoutais autre chose que ce que la tribu écoutait, ça ne le faisait pas. Il ne fallait pas en parler aux potes, c’était ton jardin secret, pour les intimes. Il y a des trucs de Dépêche Mode que j’écoutais, du Reggae aussi. Le Punk, ça pouvait passer parce qu’il y avait l’énergie (à défaut de technique). Ensuite j’ai écouté le Wu-Tang, puis Nas, et tout l’âge d’or de New York, de la côte Est.

Avec le recul, quand je fais le bilan de tout ce que j’ai chez moi, plus de 80% c’est plutôt côte Est, New York, et quelques trucs du Canada. J’ai gardé quelques classiques de G-Funk (Dré, Snoop) que j’aime bien réécouter par nostalgie, mais ce n’est vraiment pas ce que je voulais digger et vendre.

Dilated Peoples, Defari, Paris, j’accrochais pas mal pour les textes et le personnage. Une fois que tu as fait le tour, tu en veux encore plus. Tu as eu ta dose mais après il t’en faut encore plus, non-stop ! Record Dealer… et il y en a eu tellement dans les années 90 que quand j’entends certains clients qui disent qu’ils n’ont plus rien à découvrir, j’ai envie de leur dire « pauvre vieux, tire-toi une balle ! ». C’est triste de ne plus rien avoir à découvrir, je n’arrive pas à le comprendre.

Crédit photo : Sonia Blin

Quel est l’origine de cette culture encyclopédique des disques Hip-Hop ?

Indépendamment du Hip-Hop, dès le début, quand j’écoutais de la musique, ce qui m’intéressait c’était les paroles. Donc quand j’achetais un disque, il fallait les paroles. Je voulais comprendre ce qu’ils disaient. J’ai eu la chance d’apprendre l’anglais très tôt dans une école bilingue, donc je comprenais aussi les groupes anglophones.

J’ai toujours été plutôt dans le sens, du coup j’ai toujours préféré le Rap conscient. Ensuite, j’étais avide (comme tout gamin à l’époque, Internet n’existait pas) de magazines spécialisés, comme par exemple Rock & Folk. Comme ils étaient mensuels, tu avais un mois (parfois deux ou trois) pour le lire, le relire. La première chose que je faisais c’était de lire les chroniques de disque. Il y a beaucoup de disques que je connaissais par les chroniques, sans les avoir écoutés. Dans certains magazines, les mecs avaient une telle patte qu’ils te faisaient écouter en écriture, il y avait un côté presque Égyptien !

Après, j’ai eu la chance d’avoir de la mémoire et de la curiosité. Ça vient peut-être de mon passé journalistique, de chercher les infos et de m’en souvenir. Enfin, le fait d’être dans le Hip-Hop à haute dose depuis 2004, à force d’être immergé dans cet univers, de voir passer les disques, titres, albums, labels, années, je finis par bien m’en souvenir. Je lis également avec plaisir des articles, et pas mal de bouquins, sur le Hip-Hop, sur l’historique de cette musique.

Envisages-tu un jour d’en faire un livre ?

Énormément de gens m’en ont parlé. Sur le fond, je n’ai rien contre, le principal souci, c’est le temps. Mais oui, sans problème. J’avais fait un truc une fois avec un site, sous forme de quiz, c’est un bon souvenir. Donc un jour peut-être, mais ce sera sûrement sur le Rap Français, vu sous un autre angle.

Sommes-nous toujours en plein Revival (culture vintage, retour du vinyle, de la K7) ?

Pour le vinyle je crois que c’est bon, c’est pérennisé pour l’instant. Les labels font tout pour, et les majors ont ressorti les catalogues, parfois de qualité médiocre. C’est la quantité au détriment de la qualité, mais à prix cassé. Personnellement je préfère payer plus pour avoir de la qualité, plutôt que « manger n’importe quoi ».

Pour la K7, il y a eu un revival il n’y a pas très longtemps (d’autant que le son n’est pas du tout mauvais), mais j’ai peur que ça ne dure pas. Je ne sais pas pourquoi à un moment donné il y a eu un délire. L’album de Raekwon, par exemple, il y a 4 à 5 ans.

IAM, Assassin ressortent des albums K7 en Fnac, d’après mes infos…

Ils vont peut-être sortir Concept pour IAM ! Concept était uniquement sorti en K7, à une centaine d’exemplaire. Il a été édité en vinyle, mais c’est un pirate à partir de la K7. Ce pirate a été possible car ils n’avaient pas pu déposer la K7, à cause de tous les samples qui sont dedans, ils n’avaient pas les moyens à l’époque. Donc le vinyle a été fait sans accord, le groupe ne pouvait rien dire.

A propos de Concept, il y a une anecdote. Il y avait eu une guéguerre entre NTM et IAM à propos du 9ème morceau de la K7, « The Real B-side ». L’instrumental de ce titre comporte un sample issu de « Trouble Man » de Marvin Gaye. Coté NTM, ce même sample a donné le morceau « Le Monde de Demain ». Côté IAM, Kheops n’était pas content, car comme c’était eux qui avaient d’abord montré la cassette à Rapattitude (qui avait aimé l’idée), il reprochait à NTM d’avoir piqué son idée. En réalité, comme NTM était alors en major, ils avaient eu les moyens de payer les droits, et la cassette d’IAM n’était pas déposée, donc il ne pouvait rien dire. Ici c’est plutôt une question d’éthique qu’une question de droits.

Quelle est la plus grosse collection rentrée chez vous ?

Je bosse dans une des 3 boutiques, donc je ne vois pas tout passer. Pour le Hip-Hop, il y en a une dont je me souviens bien, pas pour sa quantité (pas énorme, 1081 disques), mais surtout pour ce qu’il y avait dedans. Il y avait tous les classiques, 300 disques indépendants, et énormément de découvertes. Une autre collection, celle d’un ancien DJ, avec son nom sur tous les disques. C’était que des disques nickels. Elle était très belle car on m’en parle encore.

Crédit photo : Sonia Blin

T’attends-tu à un retour du sampling à l’horizon 2050 (par rapport aux droits SACEM qui vont tomber dans le domaine public après 70 ans) ?

Il y en a eu quelques-uns, mais ils ont repoussé le truc pour certains, quand c’est vraiment la poule aux œufs d’or (genre Les Beatles). Gainsbourg ce sera sans doute le cas aussi, car ses œuvres sont très surveillées. Beaucoup des Miles sont tombés dans le domaine public (années 60). D’ailleurs, les éditions Atlas, il y a environ 4 ans, ont commencé une réédition vinyle, avec par exemple l’album « Kind Of Blue » à 2€50 avec le magazine numéro 1.

Quand c’est des grands noms, ça se vend toujours, il y a toujours une forte demande, donc ils essaient de repousser le truc en trouvant un artifice. C’est arrivé pour les Beatles, et ce sera probablement le cas pour Gainsbourg.

Un morceau qui te représente ?

Il y en a tellement. Un des premiers gros morceaux qui m’avait vraiment traumatisé, au niveau textuel, c’est dans l’album « Hypocrisy Is the Greatest Luxury » d’un groupe appelé Disposable Heroes of Hiphoprisy. Le morceau que j’adore, c’est « Television, The Drug Of The Nation ». La première fois, je l’ai vu en clip (d’ailleurs à l’époque ils avaient obligé MTV à laisser le texte en dessous en Anglais).

« 4th Chamber », sur l’album « Liquid Swords » de GZA, en 1995. Même 25 ans après, je ne me lasse pas d’écouter cet album. Wu-Tang j’adorais, mais là ça m’a vraiment assis.

En Français, le morceau de NTM que je préférais, sur le premier album, c’était « Blanc et Noir ». Au niveau textuel, c’est un morceau très speed, presque Rock, c’est rentre-dedans.

Après, il y en a tellement. Faire une playlist des morceaux qui ne me lassent pas sur ces 30 dernières années, j’aurais du mal à descendre en dessous de 50. « Code Of The Streets » de Gang Starr, n’importe quel morceau de Cypress (aussi un gros choc). « New York State Of Mind » de Nas. Je peux aussi citer Defari, Group Home, Big L, Shadez Of Brooklyn (la face B, pas la face A), Non Phixion (qui m’a marqué dernièrement et qui est pour moi le groupe Hip-Hop des années 2000, comme Wu-Tang était celui des années 90).

Les disques t’ont beaucoup fait voyager, au sens propre comme au figuré ?

Oui, énormément au sens figuré. Je ne peux pas envisager une journée sans écouter de musique, sinon il y a comme un manque. C’est comme pour un gros fumeur qui n’aurait pas eu sa clope dans la journée, il y a un manque. Une chanson de Couture que j’aime bien, et qui résume la chose « Quand la vie te dégoute, réfugie-toi dans la science-fiction ». Pour moi, quand j’ai un coup de blues dans la vie (quel que soit la raison), la musique, mes BD, le cinéma, me permettent de me retrouver, me reposer, pour pouvoir affronter le truc. Si tu m’enlèves ça, c’est ou je sombre, ou je deviens fou. Donc pour moi c’est plus que voyager, c’est aussi essentiel que manger, boire, et respirer.

Voyager au sens propre, pas vraiment. Voyager pour aller chercher des disques, non. Je ne me serais pas organisé un voyage au Japon ou en Angleterre pour aller chercher des disques (comme certains). Par contre, chaque fois que je suis dans un autre pays, ou une ville, je ne cherche pas exprès, mais si je tombe sur une boutique de disques, je rentre.

A Londres, je n’étais pas venu pour ça, mais ne pas faire les disquaires dans mon style, c’était un peu ridicule. New York pareil.

Après j’ai trouvé quelques raretés dans une boutique paumée de Venise par exemple. Un disquaire où j’ai trouvé des perles dans un autre style.

Top 10 des disques les plus recherchés ?

Sur le domaine Hip-Hop, c’est très fluctuant. A un moment ça peut être très recherché, et quand c’est réédité, c’est toujours recherché, mais par moins de personnes (ceux qui ne se contentent pas de la réédition).

En Rap Français, c’est toujours la même chose : les premiers Fabe, et le maxi très recherché « Des Durs, Des Boss… Des Dombis ! ». Il y a aussi les compilations mythiques « Evasion L 432 ». Plus généralement, tous les trucs non réédités, et avec le temps maintenant des trucs un peu plus pointus.

En Rap US, le disque que l’on me demande le plus souvent c’est « CunninLynguists ». Dès que j’en rentre un, sa durée de vie dans la boutique dépasse rarement une heure. Ensuite beaucoup de trucs en indépendants, et ce qui est toujours très demandé (plutôt en version originale) ce sont les grands noms : Biggie, Gang Starr, Dre, et Snoop. Enfin beaucoup de West Coast, de G-Funk, de sons du sud. C’était d’abord demandé en CD, et en ce moment il y a une petite vague qui les demande en vinyle. C’était moins un style en vinyle que la côte Est, donc on ne les voit quasiment jamais (parce que à l’époque ça n’a jamais traversé l’Atlantique). Donc c’est peu connu, sauf pour des amateurs bien éclairés de G-Funk. Pour eux, c’est un peu « la base » (par exemple de vieux trucs sur Rap-A-Lot, sur No Limit, le premier vinyle de Compton’s Most Wanted, des trucs qui sortent un peu du lot en G-Funk). Internet a fait qu’on s’intéresse plus aujourd’hui à ce style, Discogs notamment. Discogs je m’en sers aussi, mais comme encyclopédie. Il est très bien fait pour savoir comment le disque est sorti, en vinyle ou pas (surtout dans ces sons du sud ou c’était surtout du CD), avec pochette ou pas, en maxi ou pas, le disque a-t-il été réédité ou pas, officiellement ou pas.

Mais attention, c’est bien de connaître ces disques, mais il ne faut pas se focaliser là-dessus. C’est le sommet de la montagne, et tu vas te faire du mal en sachant qu’il y a des gens qui les cherchent depuis 5 ou 6 ans. Il y a déjà des choses plus classiques à découvrir pour se faire plaisir en patientant (par rapport à ces disques parfois très chers car très rares). C’est bien de faire déjà avec les classiques, il y a de quoi faire.

Quel est votre rapport avec l’arrivée d’Internet et des sites de ventes et référencement comme Discogs ? Vous sentez-vous menacé ?

Oui et non, dans le sens où nous aussi on fait des ventes sur Internet, mais les CD seulement. On s’y est mis au moment où les ventes de CD ont chuté. Mais nous on est professionnels, déclarés, donc déjà c’est autre chose (d’ailleurs on voit sur certains sites si c’est des professionnels ou pas). Donc on a fait une banque de données, et on vend sur toutes les plateformes marchandes comme Amazon, etc… (mais pas Discogs), et c’est que du CD (on préfère garder les vinyles pour les gens vrais). Ça nous a été très utile, permis de boucher des trous, et voilà.

Maintenant, effectivement, ça peut être un danger. Pas vraiment au niveau des ventes comme tel, mais évidemment les gens qui habitent au milieu de nulle part, avec le seul truc à proximité qui est une Fnac avec trois disques qui se battent en duel… Si ils débutent ça va, mais une fois qu’ils vont commencer à être gourmands, ils vont avoir besoin d’autres débouchés (comme Internet). Ceux qui habitent dans des grandes villes n’ont pas le même problème.

Le souci que j’ai plutôt avec Internet, c’est que ça fausse un peu la donne sur les cotes. Discogs, de ce côté-là, c’est les moins pires. D’ailleurs, si tu regardes, dans 80% des cas, entre le prix proposé par le vendeur, et le prix réel de vente il y a une énorme différence. Ça nous a posé problème, souvent, pour le rachat (voir même pour les ventes).

Le rachat dans le sens où, par exemple pour un disque, on nous dit « Mais sur Discogs il vaut tant… ». Non, il est proposé à ce prix-là, mais si tu regardes le prix moyen de vente, c’est beaucoup moins. Ce n’est pas parce qu’il est proposé à un prix, que ça les vaut. En plus, j’ai ce disque en rayon depuis six mois au prix moyen de vente, et il est toujours là. S’il valait vraiment plus, il y a longtemps qu’il serait parti. Donc ça fausse beaucoup la donne, et alimente beaucoup de fantasmes.

Pour les ventes, il arrive que l’on nous dise par exemple « Regarde, sur Discogs l’album d’IAM il est à 140€, et toi tu le fais à 200€ ». Oui, mais attention, si tu regardes bien, sur Discogs, pour l’exemplaire à 140€, il manque un disque sur les trois. Moi, l’album est complet, et sur Discogs, l’exemplaire complet il est à 350€.

Coté clientèle, comme nous on essaie de rester raisonnables, et d’être moins cher qu’Internet, ça le fait. En plus, il n’y a pas de frais de port, et l’acheteur peut vérifier l’état du disque. En effet, sur Internet, si l’état n’est pas celui décrit, renvoyer un vinyle c’est une horreur. Souvent, le mec ne le renvoi pas, et il va devoir le retrouver, et revendre celui qu’il n’a pas renvoyé. Le dossier ne sera pas clos dans sa tête.

Donc Internet, entre ce que ça nous apporte et nous enlève, ça se compense relativement.

Crédit photo : Sonia Blin

Quels sont les clients de la boutique ?

Un peu de tout. J’ai des habitués, que j’ai de  plus en plus de mal à contenter par rapport à ce qu’ils cherchent (qui est à flux tendu).

Des touristes, on en a toujours eu car c’est un quartier touristique. L’attrait du vinyle ne s’est pas résumé qu’à la France ou l’Europe. Donc on a beaucoup de Russes (qui écoutent surtout du Métal et un peu de Disco, donc pas trop au rayon Hip-Hop), ou des gens d’Extrême-Orient notamment.

Il y a aussi une nouvelle génération qui vient chercher de quoi nourrir la platine vinyle qu’on leur a offert à Noël, ou à leur anniversaire. Eux, il y a les trucs récents qu’ils aiment vraiment (par exemple les albums genre Damso), et les bons vieux classiques (par exemple le premier album de Gyneco, car ça leur rappelle leurs années collège).

Ensuite, il y a pas mal de DJ qui viennent récupérer des trucs, déposer leurs disques, et fouiller un peu.

Et enfin, il y a les marchands, qui ont l’habitude de faire toutes les boutiques soldeur pour récupérer des trucs et les revendre. Ça m’énerve un peu, mais je ne suis plus propriétaire du disque une fois qu’il est vendu.

Un mot sur le « Disquaire Day » ?

La première année, c’était un peu balbutiant (je parle pour la France, à l’étranger ça existait depuis plus longtemps). La deuxième année, ça a commencé à prendre de l’ampleur, et à partir de la troisième année, c’est devenu le plus gros jour de l’année pour tous les disquaires (même devant Noël). C’est hallucinant, les gens font la queue, c’est comme pour les soldes. Ils ne discutent même pas un prix, ils prennent plusieurs exemplaires, ils ne regardent pas la dépense. C’est un jour qui est un carton pour tous ceux qui y participent.

Ne faudrait-il pas en faire plusieurs dans l’année ?

Non. Ils ont tenté avec le Black Friday, mais c’est trop, les gens vont se disperser. Il ne faut pas oublier qu’il y a Noël aussi. Les soldes, nous on n’est pas touché car on en fait toute l’année.

Vous ne faites que de l’occasion dans la boutique ?

On fait aussi du neuf. Et depuis peu, les majors ont même ouvert leurs catalogues à des indépendants comme nous. Avant il fallait payer une sorte de franchise pour avoir le droit d’en acheter, que ce soit Warner, Sony ou Universal. Aujourd’hui, il n’y a plus ça, tout le monde peut en commander. Donc on commande aussi un peu, car ils ont quand même des titres qui sont très demandés. Les nouvelles générations veulent les nouveautés, mais aussi les anciens classiques, les grands noms, et c’est eux qui les ont réédités. IAM, Ärsenic, La Clinique, Doc Gynéco, c’est Warner. Sony c’est pour tout ce qui était NTM et autres. Un amateur, dans sa discothèque idéale, il veut du NTM, du IAM, du 2Pac, du Biggie, éventuellement un Nas, les Doors, les Pink Floyd, etc… (ça ratisse large).

Donc, cette partie représente environ 20% de nos rayons. Les autres 80%, c’est des choses de nos stocks (en général des trucs non réédités). Ces 80% nous ont permis de tenir, alors que les autres ont fermé. On n’y est pour rien à la base, mais comme les autres disquaires ont fermé, les clients ont cherché ceux non fermés, et on a récupéré beaucoup de clients de ces boutiques-là.

Avez-vous aussi racheté les disques de ces disquaires disparus ?

Ça dépendait du propriétaire. Certains, quand ils ont fermé, ont gardé leur boutique virtuelle sur Internet. Une fois, (c’était « Urban » qui fermait) je suis allé faire un tour, mais beaucoup de choses n’étaient pas les sons de la boutique. Tout dépend après de la démarche du type, et s’il pense à nous contacter.

Il y avait un truc comme ça à l’époque (entre fin 90, début 2000) avec « Night And Day ». Quand ils ont déposé le bilan, l’État (qui était le principal créancier de la boutique) aurait dû faire un appel d’offre pour le stock, et il ne l’a pas fait. Donc, la plupart de leurs disques sont partis au pilon (détruits).

Crédit photo : Sonia Blin

En général où trouvez-vous les disques ?

On avait beaucoup de stock (on en a toujours encore un peu), après c’est du rachat, on est des soldeurs. C’est des gens qui nous amènent des lots, on fait notre sélection, on fait une proposition. Quelquefois, des gens nous appellent pour des grosses collections client. Il y a aussi des fois des DJ qui arrêtent, etc… C’est que comme ça que l’on peut avoir ces 80%.

Comment fixez-vous le prix d’un disque ?

C’est le disque, le pressage, l’état, et sa cote officielle. Après, pour avoir un prix plus ou moins juste ça peut être l’édition, ou si c’est un original (de son pays d’origine). Tous les disques et leurs éditions ont une cote. Il y a toujours eu des cotes (bien avant Discogs) plus ou moins officielles, qui sont basées sur l’offre et la demande. Par exemple, si tu as dix mille personnes qui demandent un disque pressé à dix millions d’exemplaires, ce disque ne vaut pas grand-chose. Autre exemple, s’il y a une forte demande et beaucoup d’exemplaires, le prix sera cher (selon l’état) mais raisonnable. Le Hip-Hop est un peu un cas particulier, car tout était en petits tirages (pour l’âge d’or du Hip-Hop en tout cas). Parfois, les originaux sont moins chers que les rééditions.

Que penses-tu des rééditions ?

Des fois, dans la réédition ils font en fac-similé. Pour certains disques ce n’est pas une bonne idée, surtout pour le Rap, car avant 1994 c’était des albums simples (un seul disque vinyle). En effet, à partir de début 90, les albums sont prévus pour faire des CD, donc avec 12 ou 15 morceaux (plus proche des 70 minutes). Pour les versions vinyles de ces albums, dans le pire des cas tout ne rentrait pas (il arrive d’avoir des albums de cette époque ou des morceaux du CD ne sont pas présents dans le vinyle), et dans le meilleur des cas tout rentrait, mais avec un son pourri (huit morceaux par face c’est impossible, il n’y a aucune dynamique, il n’y a rien, le son est plat et vachement bas). A partir de 1994, les labels ont compris que le vinyle, il y avait toujours de la demande (et ça se vendait). Ils ont alors commencé à faire des doubles vinyles par album.

Donc, pour certaines rééditions, ils ont eu la bonne idée (pour les amateurs de sons) de ressortir des albums d’avant 1994 (en simple vinyle à l’époque) en double vinyle (par exemple les premiers albums de Cypress Hill). Dans ce cas, la réédition est une bonne idée, pour le son, car il n’y a pas photo. De plus, dans le Hip-Hop, ce n’est pas comme dans la Soul, la Funk, le Rock, ou le Jazz. La plupart des albums était déjà en numérique. Dans les années 90, le support principal était le CD, donc les enregistrements/arrangement studio étaient souvent numériques. Il n’y a donc pas de différence de son entre l’original et la réédition, car la matrice (du vinyle) est la même. Ce n’est pas le cas par exemple pour le Rock des années 70, ou la réédition des vinyles n’est pas toujours faite à partir des bandes analogiques originelles.

Ils ajoutent aussi parfois des titres, des bonus. Par exemple, la réédition du premier album solo d’Akhenaton en triple vinyle. Ils ont ajouté en bonus les titres « Bad Boys de Marseille II » et « J’ai pas de Face ».

Attention, néanmoins, avec les rééditions des Américains. Il faut savoir qu’aux États-Unis, ils ne sont pas obligés d’indiquer si un disque est une réédition. C’est du fac-similé pur. Le seul moyen de vraiment savoir, c’est la matrice (ce qui est gravé sur le vinyle au-dessus du macaron). Après, si on te vend un original encore scellé, tu ne peux pas vérifier…

Un mot sur ta collection ?

Elle représente environ 11500 disques. Dee Nasty et Kheops c’est bien pire… Il y a quelques années, Kheops avait contacté plusieurs disquaires pour vendre une partie de ses doubles. Ça correspondait à 20000 disques…

Certaines pochettes de disques importés sont coupées (dans le coin en diagonale, ou poinçonné). Quel est la signification de ceci ?

Déjà, tu sais que c’est un pressage Américain. En fait, c’est qu’il a été sorti des vendus, pour pas qu’il soit vendu comme neuf.

Une fois, quand j’étais gamin, j’avais joué au con avec ça. J’avais vu un disque dans un magasin avec un tampon derrière « Interdit à la vente », donc j’étais parti avec. Je me suis fait arrêter, évidemment, par les videurs. Ils m’ont repris le disque, mais ils ne m’ont pas fait de problèmes.

Si tu es soldeur (comme nous), tu as le droit de vendre ce type de disque. Soldeur c’est un peu particulier, tu fais du rachat/vente.



Pour aller plus loin…